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Le blog de André Trillard

Marine et Océans : Crise en Mer de Chine et Clipperton, mon interview complète

Marine et Océans : Crise en Mer de Chine et Clipperton, mon interview complète

Voici la version complète de mes réponses au rédacteur en chef de la revue Marine et Océans Bertrand de Lesquen, un grand merci à lui de m'avoir laissé m'exprimer sur ce sujet de la crise en Mer de Chine, sujet majeur qui devrait intéresser davantage nos compatriotes tant il est crucial pour l'équilibre géo-poltique de notre planète.

Questions

1 - M. Jean-Yves Le Drian a proposé des patrouilles navales européennes en Mer de Chine méridionale afin d'y assurer une présence "régulière et visible". Qu'en pensez-vous et à quels moyens pense-t-il selon vous ?

Je pense qu’il s’agit d’une initiative louable car nous avons des intérêts divers dans cette région du globe, des intérêts territoriaux, commerciaux et stratégiques. Il faut que notre présence y soit identifiée pour nous permettre de d’y tenir un rôle privilégié, éventuellement un rôle de médiation si la tension, pour une raison ou une autre (et les occasions ne manquent pas) venait à s’élever notablement. La France, puissance mondiale, ne peut pas ignorer le centre de gravité Indo-Pacifique du monde. Et elle ne l’ignore pas, elle l’ignore même d’autant moins qu’elle en est riveraine.

Cela implique une présence navale avec des escales de bâtiments de 1er rang, mais également des visites ministérielles et de haut niveau. Jean-Yves Le Drian a été le seul ministre de la Défense européen à s’être rendu quatre fois au sommet de Shangri-La et a y avoir pris la parole à chaque édition. Lors du dernier sommet, il a notamment invité les Européens à se préoccuper de la situation en Mer de Chine du Sud. D’autres interventions de la France sont à noter comme ce que nous avons su faire par exemple en intégrant un officier de liaison dans RECAAP, l'organisme de lutte anti-piraterie dans le détroit de Malacca, cette action peu onéreuse fait levier et nous permet d'être présents et reconnus.

La France est par ailleurs le seul pays européen à être présent, en toute légitimité, dans les organisations régionales de défense et de sécurité : partie prenante de l’accord FRANZ avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande (pour coordonner l’aide civile et militaire aux victimes de catastrophes naturelles) et membre du QUAD (Quadrilateral Defense Coordination Group – avec les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) pour coordonner l’effort de sécurité maritime dans le Pacifique. Un officier de liaison français est détaché auprès de l’US PACOM, et la France participe à la réunion des ministres de la Défense du Pacifique Sud (SPDMM), au séminaire des chefs d’état-major des armées du Pacifique (CHOD) ainsi qu’à la réunion annuelle des chefs du renseignement militaire d’Asie-Pacifique (APICC). Pour les Australiens, le rapprochement avec la France (qui a placé l’Australie au cœur de sa stratégie régionale) est d’importance. La France est une alternative politique à l’affrontement sino-américain qui domine cette partie du monde. Sa présence militaire, la seule d’un pays européen, assure la crédibilité de ce positionnement. Elle l’assure d’autant plus qu’elle ne s’adosse pas seulement à des escales de patrouilleurs mais à des déploiements de capacités de premier rang significatives, et à des offres de partenariat stratégique à long terme avec de nombreux acteurs.

Il y a donc une véritable demande de présence française puisque nous savons « parler à tout le monde », tout en nous décalant de la confrontation US-Ch et puisque nous défendons des principes de droit maritime que nous avons effectivement ratifiés (ce que les Américains n’ont pas fait avec la convention de Montego Bay même s’ils sont les premiers défenseurs de ses principes).

Actuellement nous disposons d’un patrouilleur et d’une frégate de surveillance à Papeete et d’une frégate et deux patrouilleurs à Nouméa. La Marine Nationale joue un rôle depuis de longues années dans la région, avec une présence permanente (amenée à se renforcer même si un véritable renforcement n’est programmé qu’à partir de 2024/ 2025) et des patrouilles fréquentes en Mer de Chine du Sud, où elle est la seule force du continent européen à être déployée (les Britanniques pourraient être de retour dans la zone dès 2017, encore faut-il compter avec l’éventuel impact du Brexit sur la réalisation de la SDSR 2015 britannique…). En cas de nécessité d’amener sur cette zone de nouveaux bâtiments, il faut 22 jours à 15 noeuds pour faire Toulon-Manille par la route la plus courte (i.e. le canal de Suez) – sans compter une probable escale intermédiaire, car pour beaucoup de bâtiments, c’est à la limite de leur autonomie.

Rien que l’aller-retour représente donc le total annuel de jours de mer de beaucoup de bâtiments de marines européennes (notamment les marines méditerranéennes).

Objectivement donc, peu de pays européens peuvent exercer une action en mer de Chine comparable à celle de la Marine Nationale.

2 - La France et plus largement l'Europe, sont-elles concernées par cette crise en mer de Chine qui paraît bien loin vue de Strasbourg, de Trappes ou de Brest ?

 

Un règlement de cette crise par le droit est ce que défendent l’Europe (sans grande vigueur) et surtout la France qui est donc à peu près le seul pays européen à s’intéresser à la mer de Chine méridionale. La France y a des intérêts économiques, des ressortissants (plus de 40.000 recensés), une histoire, des traités et des partenariats stratégiques (Singapour, Indonésie, Vietnam). De plus, on le sait, elle est fortement liée à la Chine et aux Etats-Unis…

 

Présente en Mer de Chine méridionale à travers des escales de bateaux militaires (groupe Jeanne d’Arc, frégate Vendémiaire), des exercices, des actions humanitaires, la France a les moyens d’être reconnue comme un acteur sécuritaire et participer ainsi à un règlement pacifique des tensions dans la région. Elle prône le recours aux enceintes multilatérales et veut y amener la Chine au dialogue, cela tout en participant au renforcement de la capacité d’affirmation de leur souveraineté des pays de l’ASEAN (vente d’armements, coopération militaire, dialogue stratégique). Elle essaie par là même de sortir des logiques de coalitions et donc de divisions au sein de cette ASEAN qui représente, avec le « Shangri-La Dialogue », une de ces plateformes multilatérales qu’elle souhaite privilégier (la France veut d'ailleurs intégrer l’ASEAN Defense Ministers Meeting Plus). 

Attachée au respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la France défend la liberté de navigation, elle évite, autant que faire se peut, de prendre des positions très directes sur le conflit territorial existant pour ne pas avoir à se prononcer sur des questions de délimitation, incitant toujours à la négociation plutôt qu’aux recours en justice. Néanmoins, elle n’hésite pas à démontrer la fermeté de ses positions de principe en faisant circuler, sans agressivité, ses bâtiments de guerre dans les zones où il est impossible de voir dans les revendications des uns ou des autres une application des règles juridiques internationales auxquelles elle est, par principe, attachée. 

 

Certains pays européens sont aussi, plus timidement, intéressés par cette problématique de la mer de Chine, mais ne veulent et ne peuvent prendre le risque que représenteraient d'éventuelles difficultés pour leur trafic maritime dans cette zone.

 

Pour avoir moi-même posé la question au Ministre des Finances de la Chine, dans le cas où un conflit en Mer de Chine pouvait aboutir à des difficultés pour le trafic maritime mondial, il m'a été répondu qu'il n'en était pas question, l'avenir économique de la Chine passant obligatoirement par le respect absolu de la libre circulation du trafic maritime dans les eaux internationales. Ce qui, vous en conviendrez, ne répond pas à la problématique de la reconnaissance définitive des eaux internationales en mer de Chine par cette dernière.

 

Il est de notre intérêt de défendre une sorte de neutralité, mais il ne s’agit pas d’une neutralité teintée d’indifférence, bien au contraire, et le renforcement de notre présence dans la région va dans ce sens, notre rôle est donc essentiel tout comme les bonnes relations que nous entretenons avec les différents camps. En cas où ce rôle précieux de médiateur ne serait plus suffisant, se poserait alors la question du choix de l’un ou l’autre camp et cela impliquerait forcément de ne plus être en si bons termes avec tous nos amis présents dans cette zone.

 

Les Etats-Unis, régulièrement aux prises avec les Chinois sur le survol d’avions ou de navires militaires dans des zones de la mer de Chine du sud revendiquées par les Chinois, font pression sur l’Union Européenne pour qu’elle se prononce plus fortement sur la nécessité impérieuse de conserver le caractère international de cette mer où le volume de transports maritimes internationaux est tel qu’il est impératif pour l’économie mondiale que la liberté de navigation et de survol demeurent garanties. Le Ministre de la Défense, Jean Yves Le Drian a d’ailleurs appelé, il y a peu, les pays membres à prendre la mesure de la crise et à inciter les Européens à renforcer leur présence par le biais de patrouilles conjointes, « régulières et visibles ». Il y va de l’intérêt, sans doute, de tous, de faire en sorte que cette crise puisse être mondialisée afin de dissuader les prétentions de la Chine qui pourraient l'amener à s’opposer à un droit international porté avec détermination par des acteurs majeurs issus de tous les continents de la planète.

3 - Comment analysez-vous la position chinoise dans cette région, fondée sur une légitimité qu'elle dit historique, qui se révèle très intransigeante et qui a notamment eu pour conséquence d'y faire revenir en force les Etats-Unis ? Quels intérêts véritables poursuit la Chine ?

 

Selon des sources chinoises, la ligne dite "en neuf traits", en "U" ou "langue de boeuf" délimitant l'espace maritime chinois en Mer de Chine serait apparue la première fois sur une carte, publiée de façon privée en RPC, en février 1948. 

La Chine cherche à s’imposer comme une superpuissance à la hauteur des Etats Unis. Cette ambition stratégique passe par un contrôle accru et une maîtrise de cette zone. C’est important économiquement car 90% de son commerce extérieur passe par cette région et 80% de ses approvisionnements en hydrocarbures. Il s’agit donc, du point de vue de la Chine d’un espace vital pour le maintien de son développement et de sa sécurité nationale.

Il y a également un intérêt purement militaire (donc sécuritaire également) car la Chine souhaite installer une base de SNLE, qui seront opérationnels en 2030, sur l’Ile de Hainan. Elle estime donc devoir en sécuriser les zones d’approches.

La stratégie de la Chine est de prendre le temps en opérant une politique du « fait accompli », faisant le « gros dos » en conservant la position sans pour autant rechercher d’affrontement frontal (qui risquerait d’impliquer les EU, ce qu’elle ne souhaite pas). La Chine sait que les pays limitrophes ne sont pas forcément coordonnés et en phase les uns avec les autres quant à la stratégie à adopter vis à vis de ses velléités et qu’ils sont contraints, pour leur propre stabilité politique, de conserver des bonnes relations avec leur premier partenaire économique. 

 

Je suis donc partagé concernant l’attitude chinoise, d’un coté je sais que la Chine sait être patiente et gérer la pression en sachant toujours éviter le « point de rupture », d’un autre, sa puissance économique en croissance, sa démographie impressionnante et l‘importance de sa superficie territoriale la poussent à se prévaloir d’une posture de superpuissance capable de faire fi des règles internationales pour satisfaire ses ambitions. Ce faisant, le jeu des alliances dans la région risque, en cas d’escalade, de déboucher sur une confrontation entre plusieurs superpuissances qui pourrait bien déstabiliser l’ordre mondial.

 

Dans ce contexte, il est impératif que le France, l’Europe, puissent être présentes, en agissant comme garde-fous et en faisant entendre notre voix de l’autre bout du monde tout en travaillant, autant qu’il est possible, à circonscrire tout risque d’embrasement de cette région. 

Cela passe sans doute par un soutien aux instances internationales à déclarer illégitime cette poldérisation de la mer de Chine initiée par cette dernière.

 

4 - Lors de votre dernier voyage en Chine, en 2015, vous avez rencontré quelques hauts dirigeants. Comment vous sont-ils apparus : responsables ? aventureux ?

 

Ils m’ont fait l’impression de dirigeants sûrs d’eux mêmes et de l’irrémédiable montée en puissance de leur pays, que cela soit sur un plan économique, politique, ou militaire. La problématique de la Mer de Chine Méridionale n’était pas directement au cœur des nombreux échanges que nous avons eus. 

Mais il me semble, personnellement, être évident que le rôle de superpuissance que la Chine met en œuvre pour acquérir appelle, à ses yeux, l’acquisition dans les dix années qui viennent, d’une dimension militaire et stratégique ainsi que d’une place sur la scène internationale qui rend explicable, sinon toujours cohérente, sa stratégie sur cette zone. 

Les Chinois font preuve de pragmatisme, maniant économie de marché et idéologie néo-communiste sans paraitre souffrir de la contradiction. Ainsi si la corruption est fréquente au sein de l’appareil politique chinois (plus de 26 000 affaires de corruption en cours de jugement), le Parti sait utiliser cette arme pour réguler ses diverses politiques et leurs évolutions.

Le gigantisme est ici à l’oeuvre, qu’importe l’individu, et si, pour un projet, il faut déplacer des milliers voir des centaines de milliers d’individus, la cause nationale l’emporte toujours. On est bien loin, dans l’esprit et la façon dont les dirigeants chinois voient le monde, de la stratégie de l’Etat Français pour composer avec les résistance de zadistes à un projet comme celui de Notre Dame des Landes en Loire Atlantique - pourtant démocratiquement approuvé par les acteurs politiques locaux et la population -…

Il faut aussi comprendre qu'il n'y a pas eu comme en Europe, de véritables réconciliations entre les nations qui se sont fait la guerre pendant la période 37-45 en Asie. La Chine a payé un lourd tribu avec entre 10 et 20 millions de morts et il existe encore aujourd'hui, un fort ressentiment, une rancoeur qui exacerbent tout autant la paranoïa qu'un désir plus ou moins avoué, de revanche.

5 - La décision, attendue pour juillet, de la Cour permanente d'arbitrage saisie par les Philippines devrait, selon certains observateurs, "constituer un tournant dans la situation géopolitique de la mer de Chine du Sud". Qu'en pensez-vous ?

 

 

C’est un point essentiel car il en va, avec ce jugement de la Cour de La Haye, de l’avenir du droit international et du droit de la mer ainsi que de la liberté de circulation en pleine mer qui fonde l'ordre international maritime.

La Cour a d’ailleurs mis deux ans pour se décider à se déclarer enfin compétente et l’a fait savoir le 25 octobre 2015.

Pour faire simple, donc, nous avons d’un côté la Chine qui crée des ilots artificiels qui sont autant de nouveaux territoires chinois avec des baraquements, des ports et des pistes d’atterrissage et cela en pleine mer, et déclare de ce fait nationaliser tout un domaine maritime dans une zone ultra fréquentée (l’une des plus fréquentée au monde, on parle de 5000 milliards d’échanges commerciaux y transitant chaque année) et donc très stratégique. De l’autre les Philippines, qui remettent en cause cet expansionnisme outrancier et ont donc fait appel au droit international.

La problématique est la suivante, la Chine va t-elle accepter les conclusions d’un jugement qui sera fort probablement en sa défaveur et donc se conformer au droit international et faire « machine arrière »- solution peu crédible. Si elle s’oppose aux conclusions du jugement rendu, elle risque de fragiliser sa position dans la région avec la possibilité d’une crise qui pourrait devenir militaire avec la participation du principal allié des Philippines : les Etats-Unis. D’autant que cette ombre portée par un très grand pays sur les principes fondateurs du droit maritime international pourrait avoir des conséquences incalculables à l’échelle mondiale: remises en cause de souverainetés, livraison d’espaces protégés à des appétits commerciaux débridés, etc. 

Il s’agit donc bel et bien d’un tournant dans la situation de cette partie du monde avec une Chine qui parait « dos au mur » et qui risque fort de se mettre dans une position très inconfortable avec le droit international - et donc avec toutes les nations qui y adhèrent.

Maintenant, le nouveau président philippin, le populiste Rodrigo Duterte, semblerait moins intransigeant que son prédécesseur et pourrait fort bien retirer sa plainte à la Cour de La Haye afin de privilégier une négociation bi-partie moyennant de généreuses compensations de la part de son puissant voisin. Auquel cas, la Chine aurait de fortes chances de pouvoir continuer sa politique d’expansion territoriale sur la mer … Preuve que les tensions sont incessantes, un officiel indonésien a éclairé il y a peu que le président de l’Indonésie Joko Widodo se rendrait dans les Iles Natuna dont une partie des eaux territoriales sont revendiquées par la Chine afin d’y conforter la souveraineté de Jakarta sur ses eaux territoriales. Cet archipel ne cesse de voir les effectifs militaires, hommes et matériels se renforcer ces dernières années.

L’investissement économique opéré en Mer de Chine et la détermination des chinois, me font penser que, même si la Cour de La Haye déclare les revendications chinoises illégales, cette dernière ne renoncera pas aux îles qu’elle occupe déjà, cela peut en revanche la freiner, voir l’amener à stopper sa politique prédatrice. Ce statu quo permettrait alors de relâcher une pression qui a atteint, ces dernières semaines, une sorte de paroxysme.

 

6 - Une décision de la Cour reconnaissant les revendications philippines changerait-elle les choses ?

 

Si la Cour va jusqu’au bout, la Chine - qui a déjà déclaré ne pas estimer La Haye compétente pour statuer, se retrouverait condamnée à abandonner sa politique. Cela lui ferait perdre la face, et il n’y rien de pire pour un pays comme la Chine.

Il y a peu de chance qu’elle se conforme à cette décision, qui la placerait aux yeux de la communauté internationale, dans l’illégalité. Il faudra cependant une unité sans faille de tous les pays limitrophes et de leurs alliés pour lui faire entendre raison. Si ce n’est pas le cas, nous allons parler encore pendant des années de la "crise de la Mer de Chine".

 

7 - Les tensions, les coups de menton et les coups de gueule sont fréquents depuis de nombreuses années dans la région. Sommes-nous en fait "abonnés" à une gesticulation géopolitique et diplomatique ou dans un véritable risque de voir la situation dégénérer ?

 

Tout dernièrement, le 14 juin 2016, l’ASEAN a semblé être enfin déterminé et uni en rédigeant un communiqué inhabituellement ferme et explicite à l’encontre de la Chine avant que, quelques uns de ses pays membres, probablement le Cambodge et Laos, suite à d’évidentes pressions de la Chine, se désolidarisent de ce communiqué…

 

Il y a sans doute une façon de faire, et une intensité dans ces « coups de gueule » qui, de notre point de vue européen, avec notre culture et notre histoire, nous laisseraient à penser que la situation est extrêmement tendue et que le risque d’embrasement imminent. Mais la réalité de la situation est autre, les peuples de cette zone sont prompts à s’enflammer mais les incendies s’éteignent souvent tout aussi rapidement qu’ils ont commencé. Pour autant, ces gesticulations ne doivent pas endormir notre attention et notre vigilance. Fin mai 2015, les tensions sino-américaines ont atteint un premier sommet, après qu’un avion américain P-8 Poséidon de la VIIe flotte ait survolé l’archipel des Spratleys, où les travaux de poldérisation par la Chine se sont accélérés ces dernières années. Au terme d’une escalade verbale entre Pékin et Washington, le quotidien chinois Global Times est allé jusqu’à affirmer le 25 mai dernier qu’une guerre y était « inévitable ». 

 

N’est-ce pas là la préparation de l’opinion publique chinoise à l’éventualité imminente d’un conflit armé ? Donc, oui, la situation requière de notre part de garder la tête froide tout en restant très vigilant et montrer une réactivité immédiate en cas où le coup de gueule viendrait à se muer en coup de force. Même si je ne pense pas qu’aucun des pays de la région et leurs alliés n’aient intérêt à ce que cela se produise. C’est une véritable partie de poker qui est en train de se dérouler en Asie du Sud Est et la Chine se montre très douée à ce jeu-là.

8 - La Chine a-t-elle intérêt à un conflit armé dans la région que la presse du Parti estimait, il y a peu, "inévitable" ? Pourrait-elle seulement se le permettre à l'heure où sa marine est encore très inférieure à celles des Etats-Unis et de leurs potentiels alliés régionaux ?

 

Pourquoi donc faire se coaliser tous les pays voisins et risquer de voir revenir la superpuissance américaine jusqu’ici en retrait, pour des territoires qui, a priori, n’auraient d’autre valeur stratégique que le pétrole et les ressources halieutiques – certes potentiellement très élevées - qu’ils renfermeraient dans leur sous-sol ? Pourquoi risquer de mettre en péril la libre circulation commerciale internationale dans cette zone, sachant que c'est la Chine qui en tire une grande partie des bénéfices ?

La Chine souhaite-t-elle vraiment une confrontation globale avec les Etats-Unis, ou bien son objectif est-il d’égaliser leurs relations et de se faire une place pour peser dans un nouvel ordre mondial ?

D’après le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) 46% des ventes d’armes mondiales se sont concentrées sur la zone du sud est asiatique en 2015. Le contrat remporté par DCNS en Australie s’inscrit dans cette logique de montée en puissance de l’armement dans cette région, même si je me félicite, en l’occurrence, que la DCNS ait remporté ce méga-contrat extrêmement important de 34 milliards d’euros. 

La marine chinoise est certes (temporairement) inférieure à celle des Etats Unis ou même à celle du Japon mais la Chine a un allié de poids: le temps, elle avance ses pions patiemment, mesure ses réactions et maîtrise la pression qu’elle met sur les acteurs de la région.

Une proverbe chinois ne dit-il pas : "A qui sait attendre, le temps ouvre ses portes. » ?

9 - Selon certains observateurs, le ralentissement de la croissance chinoise et les tensions sociales afférentes pourraient pousser à des aventures extérieures. Cela vous parait-il réaliste ?

 

La bourse chinoise est certe chahutée depuis juin 2015 ... mais elle retrouve cependant son niveau de novembre 2014. Avec ses réserves financières, son taux d’épargne à plus de 50% (contre environ 16% en France, qui est réputée pour disposer d’un taux relativement élevé par rapport à ses voisins européens) et une classe moyenne de plus de 109 millions d’individus en 2015 contre une classe moyenne américaine à 92 millions d’individus (Crédit Suisse 2015), la Chine est, et demeurera, une superpuissance économique. 

Le ralentissement de ces derniers mois n’y change pas grand chose, c’est quasi un épi phénomène car la réalité c’est que la richesse de la Chine a quintuplé depuis le début du siècle et qu’elle possède désormais 10% du patrimoine mondial. Une assise qui lui permet d'envisager une transformation de son modèle économique qui passe par une industrie de plus en plus respectueuse de l'environnement, preuve qu'elle a dépassé un stade certain de développement.

Je ne crois pas que cela soit dans le calcul des leaders chinois que de détourner l’attention de leur peuple de tensions sociales internes en brandissant l’étendard national et en faisant appel au patriotisme chinois, prompt, il est vrai, à se réveiller dès qu’une occasion se présente. Les aventures extérieures ont été entamées depuis déjà quelques années par une Chine qui s’ouvre au monde, qui achète des terres agricoles en Afrique, des terres viticoles en France, et qui possède une grosse partie de la dette américaine (en 2015 elle détenait pas moins de 1270 milliards sur les 18 300 milliards de la dette totale des Américains). La Chine a également, acheté le port du Pirée à la Grèce. Elle souhaite, dans la lignée de cette politique, mais de façon plus « prédatrice », faire valoir des droits qu’elle estime légitimes sur près de 90% de la mer de chine…

Tout cela fonctionne d’une même logique, celle d’être reconnue comme l’une, voir la superpuissance mondiale, que sa démographie (qu’elle souhaite maîtriser autour de 1,4 milliards d’individus), sa réussite économique, son histoire et sa culture la poussent à revendiquer.

Je crois que dans le grand jeu d’échec mondial dans lequel les superpuissances s’affrontent, elle compte jouer un rôle plus important et fait valoir des arguments de taille pour atteindre cet objectif. Pour autant, risquer l’embrasement de la région, dans un conflit pour lequel elle n’est pas encore militairement dimensionnée - et quand bien même lorsqu’elle le sera - ne me parait pas être l’option qu’elle choisira- car elle aurait bien trop à y perdre.

 

10 - L'Asie, c'est aussi la crise entre les deux Corées et la montée de l'islamisme en connexion, notamment, avec le groupe Etat islamique. Cette région du monde est-elle finalement plus explosive que ne l'est le grand espace géopolitique européen ?

 

Les problèmes n’y sont pas les mêmes, l’Europe traverse une crise politique et économique qui fragilise son unité, et le choix du Royaume Uni de vouloir la quitter la fragilise d’ailleurs encore un peu plus. L'Europe est impliquée dans une guerre d’un nouveau type, pernicieuse et angoissante, face à l’Etat Islamique qui est pourtant, en Irak et en Syrie, en situation de repli. 

L’Europe a aussi perdu de sa cohésion et, sans doute, un peu de son humanité dans la gestion délicate des migrations massives en provenance d’Afrique ou de ce Moyen-Orient en guerre. Mais au sein de l’espace européen, ou de l'Union Européenne, plus précisément, les relations entre les différents membres ne montrent aucune tension susceptible de déboucher sur un conflit armé.

 

En Asie, les oppositions sont plus traditionnelles, on se dispute pour des territoires, le plus souvent quelques îlots inhabités, mais qui permettent surtout des revendications d’espaces maritimes et sont prétextes à l’expression de stratégies visant à conforter les nationalismes.

A ce sujet, le Général de Gaulle disait : « Le patriotisme, c’est aimer son pays, le nationalisme c’est détester celui des autres ».

 

Concernant l’Islam, L’Asie du Sud-Est est un carrefour de religions, elle compte près de 250 millions de fidèles et réunit près du cinquième des musulmans de la planète.

Jusqu’à l’attentat de Bali en 2002, les revendications des musulmans d’Asie du Sud Est, allaient, dans la plupart des pays où ils représentent une minorité, dans le sens de revendications plus ou moins belliqueuses pour demander plus d’autonomie, allant parfois jusqu’à la réclamation d'une indépendance pure et simple.

L’affrontement des pays occidentaux -Etats-Unis et pays d’Europe en tête- contre le terrorisme islamique a facilité la radicalisation de la lutte de nombreux états locaux contre les revendications autonomistes des minorités religieuses qui se sont trouvées qualifiées, avec une connotation plus forte, de terroristes islamiques.

 

Dans les faits, les évènements internationaux : attentats du 11 septembre et guerre contre l’EI n’ont pas amener à une radicalisation notable des mouvements islamistes en Asie du Sud Est, non plus qu’à une progression de l’Islam dans cette zone. En revanche là où il se pratique de façon majoritaire, l’islam semble y être moins tolérant et plus rigoriste.

Cependant, l’Internationale Islamiste rencontre encore peu d’échos en Asie du Sud Est, et même les groupes le plus véhéments rechignent à prêter allégeance à un Califat dont les méthodes et les objectifs ne sont pas partagés par eux.

 

La crise entre les deux Corées est plus localisée, plus traditionnelle, on a une dictature communiste dirigée par un apprenti dictateur mégalomane qui joue avec des missiles comme un enfant avec des jouets. Cela me rappelle Le Dictateur de Chaplin ou encore le Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Cela serait amusant s’il s’agissait de cinéma, malheureusement les missiles sont de vrais missiles, et le dictateur n’est pas un acteur. C’est tout un peuple qui est pris en otage par un dirigeant extrémiste. Il faudrait que travaillent de concert Chinois, Coréens du Sud et Américains pour résoudre cette situation, mais avant d’en arriver là, il faudrait que, sur le front de la Mer de Chine, les tensions entre Américains et Chinois s’apaisent …

 

11 - La France est un pays riverain du Pacifique. Quel est notre intérêt à affirmer notre présence dans cette partie du monde ? De quelle manière nous faudrait-il le faire et avec quels moyens ?

 

Les intérêts français sont multiples dans cette zone : 

  • commerciaux évidemment, puisque que cette région où transitent les deux tiers du commerce mondial fabrique la moitié de la croissance mondiale, et nous avons désormais en Asie autant de ressortissants et d'entreprises qu'en Afrique de l'ouest.
  • stratégiques également : puissance du Pacifique -grâce à la Nouvelle Calédonie et la Polynésie- la France peut d'autant plus s'affirmer comme telle, que les pays de la région qui veulent sortir du G2 Chine-Amérique apprécient notre indépendance, qualité française. Ca n'est pas un hasard si nous vendons des sous-marins aux Malaisiens ou de nombreux équipements militaires aux Singapouriens.
  • un intérêt stratégique de long terme enfin qui consiste à défendre les principes de Montego bay et la liberté de circulation en pleine mer qui fondent l'ordre international maritime.
  • La France dispose d’un écosystème de partenariats de longue date dans des pays comme la Malaisie, l’Australie ou Singapour, où sont bien implantés les industriels français (DCNS, DCI, Thales...). La France est par ailleurs le seul pays européen à être présent dans les organisations régionales de défense et de sécurité.

Enfin, preuve supplémentaire à la fois de l’excellence de notre force navale et des relations de confiance avec nos alliés, le chef des opérations navales (CNO) de l’US Navy, l’amiral Chief of Naval Operations Adm. John Richardson, a remis jeudi 23 juin au groupe aéronaval escortant le porte-avions Charles de Gaulle une citation prestigieuse, la “Meritorious Unit Commendation”. Le CNO a expliqué qu’il s’agissait d’un « symbole de la profondeur et du développement atteint par nos relations. » C’est la toute première fois qu’un bâtiment non-américain prend le commandement d’une task-forces américaine, montrant le partenariat que nous partageons avec cet allié majeur, ainsi que notre capacité d’agir et d’accomplir au plus haut niveau de la guerre navale.

 

Cela conforte la stratégie, construite et cohérente, de la présence française dans la région afin d’y peser suffisamment et d’y faire peser, à travers elle, l’Europe, qui ne dispose pas de pays aussi impliqués dans cet espace que le nôtre. Nos moyens, pour compter dans la région sont donc diplomatiques, économiques et militaires et notre force est d’afficher une bonne entente et une relative indépendance avec toutes les parties prenantes.

12 - Le député du Tarn Philippe Folliot propose d'établir une base scientifique permanente à Clipperton. Qu'en pensez-vous ?

 

 

Clipperton jouit d’une situation exceptionnelle dans le monde, un confetti perdu dans l’océan pacifique nord, l’îlot de Clipperton est considéré comme le plus isolé du monde par le comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). L’île a été habitée mais ne l’est plus depuis des années, seule possession française dans le pacifique nord, elle présente un évident intérêt scientifique, stratégique et commercial avec une zone économique exclusive française de 431 263 km2 autour de l’île.

Clipperton est à 5400 km de Papeete (notre port français le plus proche). Cela représente 12 jours de mer pour un bateau de charge marchant à 10 nœuds, 8 jours pour un patrouilleur ou une frégate de surveillance marchant à 15 nœuds.

Les Marquises sont plus proches (4000 km tout de même, 9 jours de mer à 10 nœuds) mais avec des installations portuaires peu utilisables.

Acapulco semble être le port mexicain le plus proche : 1280 km, soient 3 jours de mer à 10 nœuds (vitesse classique de chalutier).

 

L’idée d’y établir une base scientifique permanente est bien entendu séduisante, L’île possède entre autres, le seul lagon d’eau douce au monde et une population de plus de 110 000 fous masqués, la première au monde. 

C’est en plus une zone où les thonidés (thons, bonites, marlins et espadons) se trouvent en grande qualité et c’est la raison pour laquelle les chalutiers mexicains viennent en grand nombre dans nos eaux territoriales, probablement pour y prélever bien plus que ce qui leur a été accordé en terme de nombre de licences et de tonnages de poissons.

 

L’idée est séduisante donc d’implanter une présence nationale permanente tant d’un point de vue écologique, que stratégique, ou qu’économique (pour la pêche aux thonidés) mais très coûteuse à mettre en oeuvre. D’abord car nos ports les plus proches sont fort éloignés de cette micro île et également car ses côtes sont peu accessibles.

 

Je pense qu’il faut continuer à réfléchir à la possibilité d’élaborer un projet qui permette un auto-financement total, notamment en mettant à profit cette zone de pêche, très riche, et placée sous notre juridiction. Nous pourrions envisager l’implantation d’une base orientée sur l’exploitation de ces eaux poissonneuses au sein de laquelle pourraient travailler quelques scientifiques. Le développement d’un tel projet pourrait également se financer en concédant davantage de licences de pêche aux navires mexicains et en contrôlant mieux les prélèvements effectifs. Pour cela, bien entendu, il faudrait une présence de forces marines suffisamment nombreuses et équipées pour contrôler cet espace maritime extrêmement important. Un projet global tentant, mais très délicat à élaborer et à financer.

 

J'ai la conviction qu'il serait déraisonnable, pour des raisons financières, de s'implanter immédiatement sur Clipperton mais on peut réfléchir à un projet aux dimensions modeste, sous dix ans.

 

 

13 - Faut-il en profiter pour renégocier les accords de pêche avec le Mexique ?

 

Dans le prolongement de la question précédente, les quotas de pêche cédés au Mexique ne sont, semble t-il, pas respectés. Outre les effets d’une surpêche dommageable pour l’équilibre de l’écosystème maritime de cette zone, il y a un manque à gagner évident par rapport aux quotas rétrocédés au Mexique probablement considérablement dépassés. Comme nous ne disposons pas d’effectifs permettant de contrôler les activités de pêche dans notre espace maritime, nous pourrions utiliser des moyens satellitaires pour effectuer ce contrôle. 

La renégociation des accords avec le Mexique, en 2017, nous permettrait peut-être d’envisager, avec les ressources financières supplémentaires en découlant, l’auto-financement d’une présence française permanente sur place.

Afin de réussir cette renégociation, nous pourrions proposer aux Mexicains de s’associer à nous dans l’élaboration d’un projet d’occupation humaine pérenne sur Clipperton tout autant pour les activités de pêcherie que pour contrôler que les bateaux mexicains travaillant dans cette zone disposent bien des licences légales, ou encore concernant le volet scientifique dudit projet.

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T
16 décembre 2020<br /> Sur la partie Clippertown, je suis d'abord surpris d'apprendre des éléments que je n'ai pas vu dans les travaux parlementaires de l'époque et vous en remercie.<br /> J'ai pu lire que les programmes de surveillance par satellite (radar et imagerie) permettent non seulement d'identifier mais aussi de sanctionner. J'ignore s'il y a une règle permettant de sanctionner forfaitairement e fonction du tonnage du navire.<br /> Resterait alors les moyens d'interception ; le plus simple, au risque d'être naïf ou simpliste, serait de louer une base portuaire (de pêcherie et militaire) au Mexique ou à proximité. Cette charge financière serait compensée par l'activité de pêche, notamment. Je n'ai aucune idée des ordres de grandeurs des flux financiers, mais tout cela rassemblé dans un EPIC à créer et dédié Clippertown me parait cohérent (et transparent).<br /> J'ai pu lire par ailleurs sur une publication privée de la société canadienne N2PIX en 2017 que l'Etat français prendrait la direction du classement au patrimoine de l'UNESCO de Clippertown : sans doute n'était-ce qu'un voeux de Ségolène Royal, laquelle était missionnée à l'époque.<br /> L'objectif d'une association avec les mexicains en passant par un EPIC serait à mon avis renforcé.<br /> Resterait à assurer les approvisionnements de cette concession mexicaine.
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